NATHALIE PERNETTE
Défi, coups reçus, donnés, corps à corps avec l’invisible, une rude énergie ciselée par une gestuelle minutieuse… Outre la manipulation du corps de l’autre pour en saisir la mobilité articulaire, Nathalie Pernette ancre le mouvement dans la spontanéité, la décharge émotive nourrie de la sensation intérieure.
Chez cette danseuse-chorégraphe née en 1965 au Creusot, formée au classique dès l’enfance, la danse prend corps, preste, tout en angles vifs. Instinct et rigueur sur fond d’interrogation permanente. Ce pêché mignon, son passage par l’école de Françoise et Dominique Dupuy, ne fait que l’affirmer.
Après avoir travaillé durant douze années avec Andréas Schmid, elle fonde en 2001 sa propre compagnie et conserve le répertoire des créations antérieures.
À la ville comme à la scène, toujours sur le qui-vive, Nathalie Pernette n’a de cesse de tester ses hypothèses, traquer ses obsessions. Longuement, passionnément, avec ce dosage de lucidité qui sied à une vraie tête chercheuse jamais contente. En dix-huit ans et vingt-deux spectacles (dont six chorégraphies en tandem avec Andréas Schmid), Nathalie Pernette a fait du temps son luxe principal, du travail sa vertu, et d’une touche ludique sa singularité.
Dès le premier duo, Les Ombres portées (1989), cinéma et arts plastiques sont sources d’inspiration. L’interrogation du rapport entre la danse et la matière est récurrente dans toutes les pièces. Lors du Frisson d’Alice (1992), immergée dans de l’argile, cette amoureuse de l’expérience réveille des émotions enfouies.
Le Savon (1997) met en scène la lente transformation de quatre corps nus recouverts de pigments bleu Klein. Une attention sensible à la texture chorégraphique, à ses dérapages, déjà en germe dans Le Mur Palimpseste (1993), né d’une conversation fertile avec des graffitis.
Verba, Volant (1995) émerge d’une observation de la perte des repères. Une fable existentielle dépressive qui veut encore croire au bonheur.
Entre ordre et chaos, Relief(s) (1999), explore les limites d’un trio dans une ambiance de fin de fête. Balancelle, amoncellement de vêtements, cercle de blé, piano à queue… Dans cet espace scénique, à la fois sobre et empreint de mystère, est revisité le mythique Sacre du Printemps d’Igor Stravinski (1999).
Une première confrontation à la musique vivante que Nathalie Pernette développe avec Suites (2001), une pièce librement inspirée des Cahiers de Vaslav Nijinski. Un vertige pour deux danseurs et deux pianistes.
En janvier 2002, quelques mois après la création de sa compagnie, elle signe Délicieuses, une pièce pour cinq danseurs hip hop et un pianiste. Une confrontation des mécaniques, celles des corps et des Inventions de Jean Sébastien Bach.
En mars 2003, est créé Le Nid… Une fantasmagorie… Un spectacle qui conjugue le fantastique à l’ordinaire, frotte le morbide à l’humour.
Un monde ridicule et inquiétant, dominé par des peurs ancestrales…
Je ne sais pas, un jour, peut-être…, c’est enfin la création d’un solo, après treize années de chorégraphie. Je ne sais pas, amorcé en 2002, s’annonce comme le premier volet d’un autoportrait fragmentaire. Le triptyque finalisé à l’automne 2004 au Théâtre de l’Espace à Besançon, constitue une sorte d’introspection, sur le fil du vrai et du faux. Un entre-deux, un faire semblant.
Après Délicieuses et les Inventions de Jean Sébastien Bach, l’envie de creuser les rapports de la danse hip hop à la musique classique persiste… Avec celle de risquer l’opéra. Nathalie Pernette s’attaque à La Flûte enchantée : un spectacle multiple, disparate et populaire, créé au théâtre Jean Vilar de Suresnes en janvier 2005.
2006 voit la naissance de deux objets chorégraphiques très particuliers. Animale, en mars, permet la rencontre d’une danseuse et de cinquante souris dans un espace réduit de neuf mètres carré. Le Cabaret martien, en juin, rassemble danseurs et musiciens, professionnels et amateurs dans une célébration de l’étrange. Une culture martienne est (ré)inventée!
Animale, premier volet d’un triptyque, fut suivi de Pedigree et du Passage à l’automne 2006. Ce spectacle en trois actes Les Naufragées multiplie les croisements entre l’homme et l’animal (vu, entendu, suggéré), le vivant et l’inanimé, le hasard et l’expérience…
Un questionnement plus vaste enfin sur la présence en scène et le rapport au public, différent pour chacune des pièces.
Viendra ensuite Le Repas, créé au Théâtre de la Ville – Les Abbesses à Paris à l’automne 2007, qui permet à la chorégraphe de transmettre et revisiter un certain nombre de ses « obsessions chorégraphiques ».
Corps passé à la loupe, rapport à l’objet, relation à la musique vivante, plongée dans les sensations internes… L’ensemble est orchestré pour six danseurs et une claveciniste autour d’une table dressée, mais jamais servie…
En janvier 2009, le Théâtre National de Chaillot accueille La Maison, un spectacle conçu pour tous et accessible à partir de cinq ans. Tantôt monstres marins ou robots ménagers, évoluant sur des airs jazzy, disco ou sur des reportages radiophoniques, deux danseurs révèlent tous les dessous d’une étrange cuisine qui recèle autant de surprises ludiques que de mystères effrayants…
Une création qui achève un cycle presque entièrement tourné vers le rapport aux objets, vêtements, corps, matières et meubles souvent manipulés, dans un quotidien détourné, souvent affolé et dilaté.
En 2009 également, l’envie de s’affranchir du rapport frontal traditionnel, le besoin de risque, de proximité, d’inscription dans le paysage et d’une marge de jeu avec le public prend forme avec la création des Miniatures pour le festival Chalon dans la rue.
Une arrière-cour, une rue commerçante, un square, un jardin, un marché peuvent abriter ces courtes pièces qui apparaissent et disparaissent dans le tissu urbain.
Une autre version « en continu » est ponctuée de textes fantastiques qui relient entre elles ces pièces chorégraphiques. L’occasion, pour un même public, de redécouvrir un « morceau de ville » et les danses qui le hantent.
2010 est marquée par la collaboration avec l’Académie Baroque européenne d’Ambronay, autour de la création des Indes dansantes, dans le cadre de la Biennale de la danse de Lyon. Cette relecture des Indes Dansantes de Jean Philippe Rameau rassemble dix danseurs contemporains et six instrumentistes, dans un voyage chorégraphique et musical qui interroge le rapport du mouvement à la musique, les fonctions de la danse dans le monde et l’influence du costume sur le corps dansant.
Trois domaines d’intérêts combinés ou dissociés, pour un spectacle diversement coloré, énergique et contrasté… un voyage dans un monde et des cultures imaginaires.
L’année 2011 voit la création de deux nouveaux spectacles.
Le premier est le fruit d’une collaboration avec le trio de plasticiens Tricyclique Dol, créé à Château Rouge à Annemasse.
De Profundis est une mise en spectacle de la genèse, une interrogation sur les ingrédients qui font le monde. Métamorphose des corps, pénombre saturée de sons, lumières mouvantes, respiration terrestre, foule d’oiseaux invisibles et découverte de la peau… Ce chantier divin, né d’une confrontation entre artistes, est servi par deux danseurs, tour à tour ouvriers, manoeuvres, serviteurs, hantés par l’animal… puis définitivement humains.
Cette pièce, destinée à des lieux atypiques (théâtres mis à nu, friches, terrains vagues), se réinvente à chaque fois en partie selon la spécificité des espaces. Scénarii revisités, improvisations structurées… Une nouveauté dans le travail de la compagnie !
Le second est un solo, écrit et dansé par Nathalie Pernette, à la recherche d’autres territoires gestuels et de nouvelles pistes de travail.
La Peur du loup, qui voit le jour à la Scène Nationale d’Aubusson, questionne un monde intérieur plus obscur, un terrain tout à la fois flottant et agité, qui laisse la place à des images oniriques et cauchemardesques. Elle convoque également une communauté parfois inconsciente de croyances et de références, construite en partie par les contes de l’enfance, la religion catholique et d’effrayants faits-divers.
Cette création cherche à réveiller un certain nombre des peurs liées au loup : crainte du surgissement de la bête, hantise d’être encerclé, dévoré, transformé, possédé.
Une angoisse et une présence rendues palpables par un jeu de tensions entre la danse et un ensemble d’images en noir et blanc, à dominante graphique, projetées au sol et en fond de scène.
Un univers fantastique et fantasmagorique ponctué, rarement et brièvement, par l’arrivée et la présence du loup, du vrai !
Celui que l’on craint, mais souhaite, voir sortir de la forêt…
L’année 2013 est toute aussi riche en créations, l’une en salle, la seconde en espace public.
Avec La Collection, l’envie est de mettre en mouvements et en costumes une exagération, une « excroissance » du réel, du quotidien ; d’opérer au travers d’une loupe, une transposition visuelle, tactile et sonore d’une émotion ou d’un sentiment particulier et bien connu de tous.
De quelles émotions est agitée une ville ?
Quels états, sentiments, quelles humeurs et quelles relations particulières transpirent, au-delà des corps en présence ; au milieu d’une place, dans un jardin public ou au croisement d’une rue ? Comment les rendre perceptibles, palpables aux yeux d’un public ?
Comment les révéler ? Maladresse, encombrement et timidité ; désir, énervement, peur ou inquiétude, tristesse, joie des retrouvailles….
Chaque pièce chorégraphique s’associe une oeuvre musicale, un lieu de la ville, un costume aux propriétés extraordinaires et une gestuelle particulière.
La Cérémonie déploie une approche inédite et sensible de la danse.
C’est pour présenter au public tous les ingrédients de cet art qui s’est depuis longtemps affranchi de la narration que Nathalie Pernette a eu envie de créer cet objet ludique, à mi-chemin entre conférence illustrée et spectacle dansé. Dans cette pièce créée en novembre 2013 à la Scène Nationale de Besançon, la chorégraphe tourne les pages du grand livre de la danse contemporaine : elle présente, secoue, noue et dénoue tous les ingrédients de cet art à la pointe de bien des innovations artistiques et à la croisée de nombreuses disciplines.
Derrière cette pièce qui se donne des airs de podium de défilé, de conférence ludique ou de spectacle introspectif, il y a l’histoire de Nathalie Pernette et celle de sa compagnie. Car mettre l’accent sur la relation à l’espace et à l’environnement comme sur la relation à l’autre est chez elle une manière instinctive d’écrire la danse. Entre grave et burlesque, c’est tout son répertoire qui rend compte du goût de la chorégraphe pour un puissant rapport à la musique, le tactile, la matière, la miniature et les enchaînements pleins d’énergie.
Avec humour, gravité, décalage ou fureur parfois même, les trois danseurs convoqués sur scène offrent ainsi de précieuses clés de lecture, faisant de chacun de ces instants dansés un vrai plaisir de (re)découverte. Et pour que la recette prenne, la chorégraphe n’a omis aucun détail, pas même un ingrédient parfois oublié : le public. Assis dans son fauteuil, le spectateur peut vivre ici quelques expériences interactives mémorables.
Suite d’un répertoire en espace public, Commandeau (2014), pièce ludique pour un groupe de danseurs et autant de tuyaux d’arrosage, est un clin d’œil chorégraphique aux jeux d’eau, bassin et fontaine des grands parcs royaux. Des jets d’eau, actionnés par les danseurs, sont mis en mouvement, ordonnés en véritable ballet. Tracés dans l’espace, en courbe, arche ou zig-zag ; impacts rythmiques au sol, risque et plaisir d’être arrosé pour les spectateurs… Ce seront là les ingrédients majeurs de cette danse organisée pour un groupe tantôt compact, tantôt divisé en facétieux petits commandos…
Avec Les Ombres blanches (2015) débute un cycle qui questionne une existence possible entre la vie et la mort. Celle des fantômes, en l’occurrence, qui peuplent une maison évidemment hantée, dont le plan est esquissé sur la scène du théâtre. Créées en complicité avec le magicien Thierry Collet, Les Ombres blanches sont une chorégraphie pour les corps, bien sûr, mais aussi pour les objets et les matériaux fuyants et impalpables, comme les fumées. Un réveil des invisibles !
Cette plongée dans l’étrange se poursuit la même année avec la création de La Figure du gisant, premier volet d’un triptyque inspiré par la statuaire et baptisé Une pierre presque immobile. L’envie chorégraphique fut de se coucher, véritablement, recouvert d’une étoffe, d’un suaire et d’attendre suffisamment longtemps pour que l’habitude de l’immobilité s’installe, comme l’envie du premier mouvement. Une renaissance, donc, puis l’apparition d’une danse entre respiration et apnée, crispation et relâchement, apparition et disparition de brins de corps, jeux complices avec le suaire qui couvre, découvre, s’entortille ou claque au vent au gré des danses.
Cette étoffe, le réveil achevé, sert tour à tour de tête, ventre, arme, traîne et ranime quantité de moments de vies et d’images, de spectres…
Ceux-ci hantent un monde entre deux mondes ; irréel, parfois lisse, grave et même drôle.
2016 voit la naissance de deux curiosités dansées.
Avec Ikche Wishasha – L’Homme nouveau tout d’abord, la question de l’évolution de l’humanité, entre regret d’un paradis des origines et rêve d’un avenir toujours meilleur est posée, dans un « Grand tout » convoquant un fonds commun d’images, de musiques et de témoignages sonores résonnant dans l’inconscient collectif comme autant de traces de l’Histoire.
Dans ce solo, Nathalie Pernette défend une certaine façon d’être au monde et aux autres, elle offre une place différente au corps, dans une société qui cultive l’image comme l’immobilité. L’Homme nouveau est la chorégraphie d’un effeuillage sur les mots du Manifeste du Parti communiste. Neuf extraits choisis du texte sont tricotés au mouvement dansé : rapport de proximité et d’éloignement, notion de commentaire chorégraphique ou de contrepoint amusé. Des paroles enregistrées associées à divers univers musicaux, ou baignés de silence. De la tempête à la musique industrielle mâtinée de bruits de bottes, du chant des travailleurs à la musique répétitive, de l’opéra compilé au chant des survivants ; tout se décale, se rencontre dans des mariages parfois improbables. L’ensemble cultive le burlesque, traverse l’histoire contemporaine et génère une émotion au bord des larmes, dans une succession de personnages haut en couleurs !
Regrets Eternels est quant à lui un projet de performance à ré-inventer sans cesse, selon le théâtre partenaire et la population en présence ; une performance qui associe la danse, l’image projetée et la musique, mais peut s’ouvrir à d’autres domaines !
Personnes âgées, adultes, enfants ; quartier, groupe ou individu…
Il s’agit, au travers d’une succession de rencontres, de brosser une personnalité, d’évoquer une ou plusieurs trajectoires de vie de manière fragmentaire et éclatée, avec légèreté, humour et gravité parfois ; bref… de rendre hommage.
Au commencement, une série de questions, au croisement du portrait chinois et du questionnaire de Proust.
Au final, un puzzle incomplet, qui rassemble, comme autant de traces poétiques, un éventail d’images, d’actions et de sons, un objet, une chanson, un paysage à traverser et des désirs en cascade !
La Figure du baiser, deuxième volet du triptyque Une Pierre presque immobile, se pose dans la cour d’honneur du Palais Royal en mai 2017. Fortement inspiré par la statuaire « un brin érotique » et en particulier celle de Canova, La Figure du baiser, conçu pour six danseurs en duos, trios ou groupe, met en mouvement et en immobilité la rencontre comme l’étreinte amoureuse.
Ballet des regards, élasticité de l’espace et sensualité du contact sont traduits en une succession de « poses » (au sens photographique du terme) et de séquences, permettant aux spectateurs de s’approcher très près des danseurs pour observer et se raconter la nature de ces moments si particuliers du vécu.
La chorégraphie est conçue en fixe, adaptée à chaque lieu de représentation, pour un public mis en mouvement. Rendez-vous donné à l’extérieur de l’aire de jeu, découverte d’un paysage avec figures, au lointain, traversée du champs de statues de chair, approche épidermique, installation en cercle ou en ligne, encadrement de l’action : ces mouvements de foule sont orchestrés par un ensemble de codes vocaux enregistrés, partagés avec le public avant le début de la représentation…
L’année 2019 est marquée par la naissance de deux créations.
Belladonna, tout d’abord, rassemble trois figures de sorcières sorties des flammes, évoquant tour à tour de manière imagée ou plus crue le statut de la femme à travers les siècles et les cultures. Cette création en salle est également un hommage à la femme, quel qu’en soit l’âge. La chorégraphie y croise le mouvement à la magie, dont le titre est un écho et s’environne d’une scénographie d’images animées autour du feu et de la fascination qu’il exerce.
Troisième volet d’Une Pierre presque immobile, La Figure de l’érosion, créée les 11 et 12 mai 2019 au Panthéon à Paris, naît de l’observation de statues figées en pleine ville et de la désagrégation de la pierre. Fonte progressive, fragmentation, fissures et éclatement de la matière deviennent les sources d’inspiration d’une danse minimale et intense. Imaginé pour l’espace public, le spectacle est un moment propice à la rêverie et à la contemplation, de l’abstraction à l’incarnation la plus burlesque. Les corps des danseurs quittent progressivement le monde de la pierre et descendent de leur socle, pour voyager d’une silhouette à une autre, de l’Ouvrier au Poilu, de la veuve éplorée au fier savant, reliant ainsi diverses figures arrêtées riches d’évocations…
Sur une musique au large spectre, juxtaposant archives sonores et sons organiques tels frottements ou craquements, les quatre danseurs évoluent lentement vers une seule hypothèse finale : la disparition…